Les histoires de doubles maléfiques sont des classiques de la littérature fantastique. Dostoïevsky, Stevenson et bien d'autres s'y sont essayés pour, selon les cas, nous faire réfléchir à l'humaine condition ou nous effrayer. Avec son "Calife Cigogne", Mihàly Babits est un peu entre les deux. L'histoire de son héros, jeune homme de la haute bourgeoise hongroise à qui tout réussi mais qui, dès qu'il sombre dans le sommeil, se retrouve dans la peau d'un modeste employé, laid, inculte et sans le sou, est tout à la fois angoissante et riche d'une belle analyse psychologique et sociale.
L'expérience vécue par le riche bourgeois est assurément traumatisante. Habitué à évoluer dans le meilleur monde, menant une vie d'oisif cultivé, il supporte terriblement mal ses plongées parmi la plèbe. Le monde du travail avec ses patrons brutaux et ses collègues malintentionnés lui est une souffrance quotidienne tandis que les conditions matérielles dans lesquelles il se débat minent sa santé. Mais ce qui lui est le plus odieux, c'est d'éprouver par l'intermédiaire de son double, des pensées et des sentiments qui lui étaient jusqu'alors étrangers (l'envie, la concupiscence, la violence...) et qu'il assimile à une sorte de déchéance morale.
La position de son alter ego n'est pas plus enviable. Le monde de luxe qu'il découvre nuit après nuit, lui fait douloureusement mesurer le fossé matériel et intellectuel qui l'en sépare. Il a désormais conscience qu'une autre vie est possible et qu’existe un univers de stimulation intellectuelle, d’art, de voyages, de discussions passionnantes que la pauvreté, un travail abrutissant et l’absence d’éducation lui refusent.
« Calife Cigogne » n’est donc pas seulement une excellente histoire de dédoublement de personnalité ainsi qu’une très fine peinture de la société hongroise du début du XXème siècle. C’est aussi une critique sociale acerbe qui dénonce l’indigence matérielle et intellectuelle dans laquelle le peuple est maintenu.
Editions des Syrtes - Poche - 2025









