Mertvecgorod, séquence 7. Aussi pugnace et précis qu’une araignée tissant sa toile, le bonhomme Siébert poursuit ce qui s’apparente de plus en plus à une immense fresque avec ce volume qui, après des romans plus intimistes (Valentina, Vive le feu) renoue avec une manière de faire plus transverse. Sur près de 500 pages réunissant des textes aussi divers qu’une biographie officieuse, un roman, une confession, il retrace l’histoire de Nikolaï le Svatoj, laquelle se confond avec celle de la triste république de Mertvecgorod, la RIM pour les intimes.
Des années soixante-dix jusqu’à nos jours et même un peu plus loin, nous suivons donc l’ascension et la chute d’un personnage ambigu, gourou, apparatchik, « Messie des crevards », terroriste. Nous le suivons dans sa quête de pureté alors qu’il célèbre la « Belle Dame » dans une URSS sur le déclin. Nous le voyons se brûler les ailes aux flammes de la réussite sociale et de l’argent facile. Nous l’accompagnons dans sa quête de rachat au service des exclus et entrevoyons les raisons qui le pousseront à perpétrer l’attentat le plus meurtrier de l’histoire de la petite république. Une vie racontée de bien des façons et par bien des personnages, les différents points de vue et les différents supports éclairant tous les aspects d’une personnalité complexe qui hésite sans cesse entre volupté et mysticisme.
A propos de mysticisme justement, j’ai beaucoup aimé cette façon de nous montrer les dernières années de l’URSS et l’avènement des oligarques et autres mafieux sous un angle ésotérique qui m’a rappelé ce que Viktor Pelevine avait fait pour les années Eltsine avec « Les nombres ». Mais si le russe avait opté pour les arcanes de la numérologie, Christophe a préféré un fantastique à l’ancienne en convoquant à la fois les Grands Anciens de Lovecraft et le Golem de la tradition yiddish. L’exercice est intéressant. Il apporte au récit une dimension encore plus sombre et inquiétante tout en constituant une fort jolie allégorie sur la part d’ombre qui entoure richesse et pouvoir. Car oui, l’argent corrompt tout et tous. Pas seulement les plus avides ou les plus pourris, les politiques prêts à tout pour rester aux commandes ou les malfrats qui cherchent à étendre leur empire. Il gangrène aussi les purs, les idéalistes, les révolutionnaires, les croyants de toute obédience, tous, même ceux qui ont connu la dèche et la crasse, même les plus démunis, même les saints.
S’il nous montre jusqu’à la nausée les frasques les plus immondes des gagnants du système, Christophe Siebert n’oublie pas les perdants. Une foule de personnages secondaires traversent son récit et viennent témoigner de leurs conditions de vie atrocement dégradées. Il nous fait ainsi mesurer à quel point est insupportable ce gouffre qui sépare cette majorité misérable et silencieuse de la caste des privilégiés. Car si l’extrême richesse n’avait d’autre réalité que son obscène démesure et son gâchis insensé de ressources et de biens, l’on pourrait peut-être encore s’en accommoder. Hélas, elle a pour exact corollaire une pauvreté tout aussi extrême. Combien de dizaines, de centaines de milliers de miséreux jetés sur le pavé pour financer un yacht, un jet privé, une partouze à Dubaï ? Combien de travailleurs pauvres, de chômeurs, de SDF pour un Bernard Arnault ou un Bolloré un Zoubarev ou un Doubinski ? L’incommensurable richesse de quelques-uns n’existe que grâce à la pauvreté du plus grand nombre et Christophe nous le rappelle brutalement.
J’ai lu ici ou là que l’on comparait Mertvecgorod aux Rougon-Macquart. La comparaison est sans doute un peu osée. Quoique. Si Zola explorait la vie sociale de la France sous le second empire, Christophe se livre à peu de choses près au même exercice avec sa république post soviétique à laquelle notre monde ressemble chaque jour davantage. Et finalement, c’est bien de nous-même qu’il nous parle, de notre présent pas forcément très rose et de notre futur assurément bien gris. Il place juste le curseur un cran plus haut, avec davantage de violence, de corruption, de misère que ce que l’on connait déjà. Mertvecgorod, c’est le miroir légèrement déformé de nos démocraties occidentales.
Au Diavble Vauvert - 2025